CHRONIQUE LITTERAIRE N° 106:
ROMANS DE MA PROVENCE
"Romans de
ma Provence", de Françoise BOURDON, regroupe quatre titres: "Les Chemins de garance",
"La Nuit de l'amandier", " Le Vent de l'aube" et "La Combe aux oliviers".
Chacun de
ces romans est construit sur un fonds de
réalité historique qui met en évidence l'importance du devoir
de mémoire, - envers celles et ceux qui ont péri
dans d'atroces conditions parce qu'ils étaient juifs, arméniens ou parce que tout simplement ils avaient le courage
de lutter contre la barbarie - . Mais
ce qui interpelle, en sus de celles qui sont les principales héroïnes dans chaque roman: Camille, Anna,
Nevart et Lucrèce, c'est l'importance du
rôle joué aussi par les autres femmes qui sont des personnages remarquables par
leur comportement et que l'auteure sait
si bien nous dépeindre en les plantant dans ce décor de Provence qu'elle affectionne tant, au point
d'en avoir fait son pays d'adoption. Quatre récits qui sont autant de preuves
que le constat: "l'Histoire est un
perpétuel recommencement " n'est, hélas, pas à prendre à la légère!… Mais, avant d'aller plus avant dans notre
propos, laissons place à la préface rédigée par
Françoise Bourdon qui nous donne
un avant goût du plaisir qui attend le lecteur;
« J'habite un pays de lumière et de soleil, la
Provence, dont le simple nom a le pouvoir de nous faire rêver. Pas question,
cependant de s'arrêter aux images des cartes postales! Il faut s'attarder dans
les calades ombragées, pousser les portes, passer de l'autre côté du miroir,
pour découvrir certains secrets gardés farouchement à l'ombre du mont Ventoux.
Le Ventoux… géant tutélaire, point fixe
dans un pays qui a connu nombre de mutations au hasard des crises agricoles et
industrielles.
Camille la garancière, Anna l'amandière,
Névart l'Arménienne qui renaît grâce à la lavande, Lucrèce passionnée par ses
oliviers, se battent pour cette terre, leur terre.
C'est un pays où l'on salue ses arbres
chaque matin, où les jeux de lumière, la vison d'un champ de lavandes ou d'un
champ d'oliviers frissonnant sous le
vent, suffisent à nous rendre heureux.
Cette terre bénie des dieux a été de tout
temps un refuge pour les exilés mais aussi un lieu de résistance et de
passions.
Dans le Comtat venaissin, sur le plateau de
Sault ou tout autour de Nyons, on s'est battu pour sauvegarder son bien mais
aussi, mais surtout, pour défendre son idéal de liberté. Un combat que mène mes
héroïnes, des femmes libres, comme je les aime. »
Ce combat où s'entremêlent des tragédies familiales,
l'amour, les passions, le devoir, la trahison même; nous sont restitués à la
fois avec les mots des personnages de cette fresque historique qui ne laisse
pas indifférent car elle est suffisamment convaincante, avec ses nombreux "témoignages",
pour prévenir les générations futures que les drames qui nous sont relatés ne
relèvent pas de la pure fiction.
Autre
caractéristique, cette fresque, s'étalant de 1829 jusqu'à 1959, nous fournit
tout au long de cette période, un échantillonnage des us et coutumes et de la
vie économique dans le Vaucluse , la Drôme et les Basses Alpes.
I- LES
CHEMINS DE GARANCE
Camille,
dont la mère, Angeline, est morte quelques jours après sa naissance et dont le père s'est suicidé, est élevée par
son grand-père Augustin Vidal, qui n'a de cesse de la maltraiter. Fort
heureusement, Nine la servante va s'occuper d'elle, lui prodiguant l'attention
et l'amour comme si c'était sa propre fille, assistée par Etienne Monin, un
vieil avocat qui vit sous le toit du maître de la Buissonnière et disposant
d'une bibliothèque où Camille se réfugie souvent pour lire « …avec une soif de connaissance impressionnante». C'est lui qui
veillera à son éveil intellectuel en lui enseignant « le latin et le grec en insistant sur le fait que les Anciens avaient
tout compris.»
Dès l'âge
de quatre ans, sauvée d'une noyade par Marceau, le fils de Nine, Camille avait
compris que son aïeul la haïssait quand elle l'avait entendu prononcer à son
sujet: « "Mauvaise graine… Camille et lui avaient alors échangé un
regard lourd. Il aurait préféré la voir morte, elle l'avait ressenti et, d'une
certaine manière, ce jour-là, une partie d'elle-même était morte. Son
innocence, son besoin d'être aimée de ce vieil homme au visage sombre.»
Face à ce drame qu'elle vivait en permanence, monsieur Etienne s'efforçait de l'aider à se
construire une armure de fer avec des propos tels que: « Dans la vie, petite, on se bat de la naissance à la mort, mais il faut
composer avec le "fatum", le destin.»
Forte de
ces enseignements et d'une personnalité bien trempée, Camille saura toujours
affronter et surmonter les obstacles qui jalonneront le cours de sa vie .
II - LA NUIT DE L'AMANDIER
Ce roman
va nous emporter dans le tourbillon des deux
guerres mondiales avec les tragédies qui en ont découlé et le destin
d'Anna.
La mère d'Anna, Allégra, fille d'un charbonnier
piémontais, est morte d'une fièvre
puerpérale quelques jours après la naissance de sa fille. Cette
dernière est élevée par son père, Aimé
Donat qui ne se remariera jamais et par sa marraine, Brune, la sœur de sa mère
venue d'Italie pour aider sa sœur en couches et qui n'est jamais repartie dans
son pays d'origine.
Avec la
découverte du destin d'Anna nous sommes
replongés dans l'atmosphère des tragédies classiques du 17ème
siècle, mais avec une connotation moderne.
Ayant
hérité la passion de son père pour les
amandiers, Anna trouvera auprès de cet arbre
et de sa culture le moyen de se ressourcer dans les phases critiques de
sa vie qui n'a pas été une sinécure, compte tenu que celle-ci fut un mélange de
destins croisés. D'abord avec le fils d'un confiseur d'Apt, Martin Bonnafé, son
premier amour déçu dont elle gardera
longtemps un souvenir amer, avant de connaître la raison qui a poussé ce
dernier à épouser Mathilde, la fille
d'un notaire, après le décès accidentel
de Guy, son frère aîné fiancé à Mathilde. Ensuite avec Armand Jouve, le
nougatier dont l'amour qu'il lui prodiguera
apaisera les souffrances de sa première désillusion. De leur union
naîtront Rose-Aimée et Georges. Enfants adorés de leurs parents, lesquels ne
seront pas payés de retour. Georges, revenu estropié de la grande guerre, aura
une triste fin. Le destin de Rose-Aimée
, - rêvant, à pas encore vingt ans, de la vie
de citadine, trompée par un homme de presque quarante ans, un certain Maurice Genin à fière allure qui lui
avait fait tourner la tête, mais l'avait abandonnée dès qu'elle lui avait
appris qu'elle était enceinte de lui -,
ne sera pas non plus reluisant et c'est Anna qui avec Armand élèveront la petite Philipine
qui rendra à ses grand-parents l'amour et la reconnaissance dont leur fille les
a tant frustrés. Son courage pour ses actes de résistance sous l'occupation
allemande durant la deuxième guerre mondiale feront la fierté d'Anna tout en la
plongeant dans l'angoisse.
III-
LE VENT DE L'AUBE
Avec
Nevart, nous prenons pleinement conscience du calvaire vécu par les arméniens
lors du génocide dont ils furent les victimes. Nevart est une âme forte, comme
bien d'autres personnages de ce roman: Paul Mailfait le médecin dont la
compassion sans limite et la générosité le conduiront à sa perte; Vincent son
compagnon d'armes de la grande guerre et
sa sœur Marceline; Erich Schweble, romancier, juif allemand qui a fui
l'Allemagne depuis 1933 pour échapper
aux persécutions du nazisme et mener «
une résistance active en France ».
Angèle, nymphomane et hystérique, sœur de Vincent et Marceline, épouse d'André Duteil, patron d'une usine de soie, forment un couple
dont l'auteure croque un portrait saisissant
Les
épreuves, après une enfance heureuse, vécue dans son adolescence avec son petit
frère Boros, ont trempé le caractère de Nevart, lui permettant d'affronter les
vicissitudes de sa vie, comme au camp de Ravensbrück où elle sera déportée en 1945… Ce passé a
laissé néanmoins une trace indélébile
dans sa mémoire:
« Si elle
fermait les yeux, Nevart apercevait les vergers
couverts de fleurs d'Amassia. Des
champs roses à perte de vue. Elle se revoyait, enfant, disant à son grand-père,
dont elle tenait la main bien serrée: « Quand je serai grande, presque aussi
grande que toi, je pourrai grimper aux arbres? Grand-père Myran souriait. […] Elle savait bien qu'elle était la préférée de grand-père Myran. Il le
lui avait confié une soir, en lui faisant goûter les premières figues. Elle
avait connu une enfance heureuse dans la ferme de ses grands-parents paternels.
Myran Tchekalian était un lettré, il connaissait l'arménien, bien sûr, mais
aussi le turc et le français, qu'il avait enseigné à Nevart.
La fillette aimait étudier à l'école
arménienne. Elle souhaitait devenir institutrice.[…]
Elle avait près de onze ans quand leur vie
avait basculé. […] Elle avait hurlé de terreur
quand elle avait vu surgir la horde effrayante, sabre au clair.
Elle entendait encore l'ordre de grand-père
Myran:« Cours, Nevart, et ne revient pas, quoi qu'il arrive! »
Elle lui avait obéi.[…] Elle avait donc fui, entraînant avec elle Boros, son petit frère. Ils
s'étaient cachés dans le cellier, derrière les écuries. Là, Nevart avait
entrevu la lame du sabre brandi par un Turc, luisant dans le soleil. Elle avait
gémi, se mordant le poing jusqu'au sang. Elle avait eu le réflexe de jeter son
tablier sur la tête de Boros afin qu'il n'assiste pas à la scène. Elle avait vu
la tête de grand-père Myran rouler sur le sol; un flot de bile lui était monté
à la gorge et elle s'était évanouie.
Les hommes sombres avaient fini par les
dénicher, Boros et elle. Ils poussaient des cris sauvages et Nevart, tenant son
petit frère serré contre elle, avait pensé qu'ils allaient mourir, eux aussi. A
cet instant, elle n'avait pas peur. Elle était encore sous le choc de la
terrible image de la tête tranchée de Myran. Elle cherchait désespérément ses
parents. Elle avait aperçu les ruines encore fumantes de ce qui avait été l'une
des plus belles fermes de la région d'Amassia, entrevu des cadavres entassés.
On les avait alors poussés, comme du bétail,
sur la route poussiéreuse, puis regroupés, plusieurs enfants et elle, autour de
deux femmes. La plus jeune, âgée d'une trentaine d'années, se lamentait
crescendo. Exaspéré, l'un des Turcs l'avait assommée du plat de son sabre. Elle
avait basculé en arrière. Nevart, s'étant précipitée, avait voulu la relever.
« Tu ne peux plus rien pour elle» avait
remarqué l'autre femme dans son dos… Elle avait ajouté, d'une voix vibrante: «
Tu dois vivre. » […]
Elle ne pourrait jamais chasser de sa
mémoire les images des corps suppliciés, ni celles de ces hommes enterrés
vivants, dans une vallée désertique, survolée par des vautours. Une prisonnière
qui avait voulu leur donner à boire avait été abattue sur place »
Ces
exhortations: « Tu dois vivre! », « A présent tu vas te battre», gravées
dans sa mémoire seront d'un soutien
indéfectible tout au long de sa vie qui aura été un perpétuel combat
pour la liberté!
IV - LA COMBE AUX OLIVIERS
Ce n'est
certainement pas par hasard si ce roman termine cette grande fresque dédiée à
la Provence où nous avons pu tour à tour nous imprégner, d'une part, des
tragédies de l'histoire qui ont marqué le pays et ses habitants au cours des
deux derniers siècles écoulés et, d'autre part,
être sensibles à la beauté des
paysages rehaussés par la présence des oliviers, de la lavande et des
amandiers. Un véritable feu d'artifice dont "La combe aux oliviers" constitue en quelque sorte le
bouquet final.
Si
l'héroïne, personnage central, est bien Lucrèce,
dont « le même amour de l'olivier les
unissait plus sûrement que tous les liens du sang » avec son père, Ulysse Valentin, fervent lecteur d'Homère et maître de "la Combe aux oliviers"
dans le Nyonsais; presque tous les
autres personnages constituent les maillons importants de cette chaîne pour aborder, - avec les passions, les caractères dépeints, les
travers de l'histoire… -, la plupart des
facettes de " la condition humaine" version moderne qui n'est
pas sans nous inciter à réfléchir en nous interpellant. Nous n'évoquerons
qu'une succincte présentation de ces acteurs qui la tissent trame de cet opus:
Marie-Rose, réfugiée ayant fui les Ardennes en 1915
avec sa fille Hermance dans un couffin, suite à la mort de son époux, tombé sous les
balles allemandes, et accueillie chez les Valentin.
Armide Valentin, la
sœur aînée de Lucrèce, est loin d'avoir
les qualités de sa puinée qu'elle
jalouse.
Le Docteur Etienne Mallauré
qui, assisté des deux sœurs
Valentin soignera les blessés de la guerre de 14-18 et, après avoir
épousé Armide restera dans le pays.
Adrien Baussant, pilote d'avion, un as de la grande
guerre, habitant Dieulefit, le grand amour de Lucrèce.
Aurélie, fille de Lucrèce et d'Adrien Baussant. A l'instar de sa mère, malgré un handicap
physique elle jouera sous l'occupation
allemande un rôle important et dangereux dans la résistance
Paul Ginoux, moulinier. Avec Lucrèce,
« tous deux avaient fréquenté le collège
Roumanille et s'étaient perdus de vue pendant la guerre. Les oliviers les
avaient rapprochés depuis que Lucrèce secondait son père.» Il sera
responsable de réseaux dans la résistance.
L'ami d'Etienne
Mallauré, Louis Ferrier, pneumologue, projetant de construire sur les hauteurs de
Nyons, en pleines oliveraies, un établissement médical « pour soigner les malades des bronches comme les insuffisants
respiratoires »
Henri Gauthier,
artiste peintre avec qui, Hermance,
suite à un grave différent avec Marie-Rose,
s'en ira vivre en Avignon où elle trouvera un emploi dans une librairie,
chez Monsieur
Hyacinthe dont la générosité, la compréhension, la bonté, le
courage, n'ont d'égal que son immense
culture. Henri Gauthier abandonnera Hermance pour rejoindre de Gaulle à Londres
Richard Markt, séduisant jeune officier allemand,
passionné de musique et de poésie, tombé amoureux fou d'Hermance. De ce fol
amour naîtra Eric, ce fils que Richard, envoyé sur le front de l'Est
avant sa naissance n'aura pas la joie de connaître.
Karl Werner, juif allemand a fui Berlin, à 17 ans, en
1933 en compagnie de sa mère Frida, musicienne, et de sa sœur Elsa, suite à la
mort de son père Léo après avoir été
roué de coups par les SA. Il deviendra au fil du temps un homme de
guerre, au service de la Liberté et de l'antinazisme. Combattant en 1936 en Espagne avec les brigades internationales
contre le franquisme appuyé par l'aviation allemande, il participera à la bataille de Téruel qui le traumatisera profondément. Dans
la résistance ensuite, en France, contre l'occupant, avant de poursuivre son
combat jusqu'en Allemagne avec l'espoir de retrouver sa mère et sa sœur pour
enfin retourner en Provence afin d'y rejoindre Aurélie qu'il n'avait pas
oubliée.
S'il est deux citations qui me paraissent servir de
conclusion à cette exceptionnelle chronique compte tenu de sa longueur
inhabituelle, ce sont:
« Ignorer le passé, c'est aussi raccourcir
l'avenir» (Julien Green)
« Conscience et révolte sont le contraire du
renoncement.»
(Albert Camus, L'homme révolté)
Victor Bérenguier - Volonne le 12 juillet 2014
BIOGRAPHIE
Françoise
Bourdon est née et a toujours vécu dans les Ardennes. Professeur de droit et
d'économie, elle décide, après dix-sept ans d'enseignement, de se consacrer
exclusivement à sa passion de l'écriture. Elle publie son premier roman, Les
Dames du Sud, en 1986, puis elle écrit La Forge au loup en mémoire de son
grand-père, engagé volontaire à dix-sept ans, en 1915, qui lui a si souvent
parlé de la "Grande Guerre". C'est la première fois qu'elle écrit sur
sa région natale, les Ardennes. Le livre rencontre un grand succès auprès des
critiques et du public
BIBLIOGRAPHIE
Parmi
la bonne trentaine d'ouvrages déjà à son
actif, nous en citons quelques uns:
Les Dames du Sud
La
forge au Loup
La
cour aux paons
Le
Bois de lune
Le
Maître ardoisier
Les
Tisserands de la licorne
Le
Fils maudit
La
de Grange de Rochebrune
Retour
au pays bleu, nouvelles
Le
Maître ardoisier
La Figuière en héritage
Les bateliers du Rhône
Légende photo:
Romans de ma Provence
Auteur: Françoise BOURDON
ÉDITIONS: omnibus
Format: 130 x 195. 896 pages. Prix: 27 €
(Photos repro V.B)
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